II
SYLVIE
26
JE ME RÉVEILLAI sur une aire d’autoroute.
Hors du temps, hors de l’espace.
Dans un demi-sommeil, je consultai ma montre : quatre heures dix du matin. Je devais me trouver quelque part entre Avallon et Dijon. Aux environs de minuit, j’avais décidé de me reposer un moment sur une aire de stationnement. Résultat, quatre heures de coma sans souvenir...
Ankylosé, je sortis de la voiture. Des poids lourds dormaient sur le parking. Les arbres se tordaient violemment dans le vent polaire. Je pissai en toute rapidité puis rentrai dans l’Audi, grelottant.
J’allumai une cigarette. La première taffe m’arracha la gorge. La seconde brûla mon larynx. La troisième fut la bonne. Des lumières, au loin. Une station-service. Je tournai la clé de contact. D’abord, le plein. Ensuite, un café, en urgence.
Quelques minutes plus tard, j’étais de nouveau sur la route, révisant mentalement les informations que j’avais glanées sur ma destination. Le Doubs serpentait jusqu’à 1 500 mètres d’altitude, à cheval entre la France et la Suisse. Sartuis se trouvait dans la partie haute du fleuve, au sommet d’une zone formée de paliers géologiques et creusée de petites vallées. Tout en roulant, je tentai d’imaginer ces territoires, à peine français et pas encore suisses. Un vrai no man’s land.
Besançon, sous les premières lueurs du jour.
La ville était construite dans un trou, sur les vestiges d’une forteresse. À mesure qu’on descendait vers le centre, ce n’était plus que remparts, douves et créneaux, entrecoupés de jardins. Le tout évoquait un parcours d’entraînement commando, où il faut courir, grimper, sauter, s’abriter...
Je m’installai dans un café, attendant le complet lever du jour. Je dépliai mon plan de la ville, à la recherche du Tribunal de Grande Instance. En fait, c’était le bâtiment fortifié situé juste en face de moi. Ce hasard me parut de bon augure.
J’avais tort : l’édifice était en réfection. Le Parquet était provisoirement installé à l’autre bout de la ville, sur la colline de Brégille. Je repris ma route et trouvai l’endroit après une demi-heure d’errance. Le tribunal avait pris ses quartiers dans une ancienne usine de montres. Un bâtiment industriel, enfoncé dans les bois de la colline.
Sur les portes d’entrée, le logo « France Ébauche » était encore gravé. À l’intérieur, tout rappelait l’activité industrielle : les murs en ciment peint, les couloirs assez larges pour laisser passer les fenwicks, le monte-charge qui faisait office d’ascenseur. Des autocollants indiquaient le nouveau rôle de chaque pièce : permanence, greffier, cour d’appel... Je pris l’escalier et grimpai à l’étage des juges d’instruction. En croisant le bureau du substitut du procureur, je me décidai pour un petit détour, afin d’évaluer la température.
La porte était ouverte. Un jeune homme était installé derrière un bureau, encadré par deux femmes. L’une tapait sur son clavier d’ordinateur, l’autre menait une conversation téléphonique sur haut-parleur, en prenant des notes.
— Un suicide. T’es sûr ?
Je fis signe à l’homme, qui se leva en souriant. Je me présentai sous un faux nom et une fausse profession : journaliste. Le substitut m’écouta. Il était vêtu d’un pantalon moulant en velours vert et d’une chemise couleur feuillage, qui lui donnaient un air de Peter Pan. Quand je prononçai le nom de Sylvie Simonis, son expression se figea :
— Il n’y a pas d’affaire Simonis.
Derrière lui, la greffière se penchait sur son téléphone :
— Je ne comprends pas : il s’est asphyxié lui-même ?
Je me décidai pour un coup de bluff :
— On a reçu plusieurs dépêches en juin à propos du corps de cette femme, découvert dans le parc d’un monastère. Depuis, plus rien. L’enquête est bouclée ?
Peter Pan s’agita :
— Je ne vois pas ce qui peut vous intéresser dans cette histoire.
— Les informations que nous avons reçues comportaient des contradictions.
— Des contradictions ?
— Par exemple, le corps a été identifié par les sauveteurs. Le visage était donc intact. Un autre message parle d’une décomposition avancée. Cela nous paraît impossible.
Le substitut se frotta la nuque. Dans son dos, la greffière montait le ton :
— Avec un sac plastique ? Il s’est étouffé avec un sac plastique ?
L’homme répondit, sans conviction :
— Je n’ai pas souvenir de ces détails.
— Vous connaissez au moins le juge, non ?
— Bien sûr. C’est madame Corine Magnan.
La fonctionnaire hurlait maintenant dans le téléphone :
— Les autres ? Il y avait d’autres sacs plastique ?
Malgré moi, je tendis l’oreille pour saisir la réponse du gendarme, dans le haut-parleur.
— On en a trouvé une douzaine, dit une voix grave. Tous fermés avec le même type de nœuds.
Je suggérai, par-dessus l’épaule du substitut, m’adressant à la greffière :
— Demandez-lui si la victime avait un mouchoir dans la bouche, sous le sac.
Elle me regarda, interloquée. Le temps qu’elle réagisse, le gendarme répondit :
— Il avait du coton plein la bouche. Qui parle à côté de vous ?
— Ce n’est pas un suicide, fis-je. C’est un accident.
— Qu’est-ce que vous en savez ? demanda la femme en me fixant.
— L’homme devait se masturber, poursuivis-je. La privation d’oxygène augmente le plaisir sexuel. C’est du moins ce qu’on raconte. On trouve déjà cette technique chez Sade. Votre type a dû nouer le sac sur sa tête après avoir mordu du coton, pour ne pas s’étouffer avec le plastique. Malheureusement, il n’a pas dû réussir à défaire le nœud à temps.
Un silence accueillit mes explications. La voix du haut-parleur répéta :
— Qui est à côté de vous ? Qui parle ?
— À l’autopsie, ajoutai-je, je suis sûr qu’on constatera que les vaisseaux capillaires de son sexe étaient gonflés. L’homme était en érection. Un accident. Pas un suicide. Un accident « érotique ».
Le substitut était bouche bée.
— Comment vous savez ça, vous ?
— Spécialiste des faits divers. À Paris, ça arrive tout le temps. Où est le bureau de Corine Magnan ?
Il m’indiqua la porte au fond du couloir. Quelques pas encore et je frappai. On m’ordonna d’entrer. Je découvris une femme d’une cinquantaine d’années, cernée par des boîtes de kleenex et flanquée de deux bureaux vides. Elle était rousse et tout de suite, la ressemblance avec Luc me frappa. Même peau blanche et sèche, même pigmentation de son. Sauf que sa rousseur était terne, et non flamboyante. Ses cheveux lisses, coupés au carré, avaient la couleur du fer rouillé.
— Mme Corine Magnan ?
Elle esquissa un signe de tête puis se moucha :
— Excusez-moi, dit-elle en reniflant. Il y a une épidémie de rhume dans mon service. C’est pour ça que je suis toute seule aujourd’hui. Qu’est-ce que vous voulez ?
Je risquai un pied dans le bureau et déclinai ma fausse identité.
— Journaliste ? répéta-t-elle. De Paris ? Et vous débarquez sans prévenir ?
— J’ai pris ce risque, oui.
— Gonflé. Quelle affaire vous intéresse ?
— Le meurtre de Sylvie Simonis.
Son visage se durcit. Ce n’était pas une expression de surprise, comme celle du substitut. Plutôt une attitude de défiance.
— De quel meurtre parlez-vous ?
— À vous de me le dire. À Paris, on a reçu des dépêches qui...
— Vous avez fait sept cents kilomètres pour rien. Je suis désolée. Nous ne connaissons pas la raison de la mort de Sylvie Simonis.
— Et l’autopsie ?
— Elle n’a rien donné. Ni dans un sens, ni dans un autre.
J’ignorais ce que valait Corine Magnan comme juge, mais comme menteuse, elle était nulle. Et insouciante : elle ne se donnait même pas la peine d’être crédible. Je remarquai derrière elle un grand mandala brodé, accroché au mur. La représentation symbolique de l’univers pour les bouddhistes tibétains. Il y avait aussi un petit bouddha de bronze, sur une étagère. J’insistai :
— Apparemment, le corps présentait des stades de décomposition différents.
— Oh ça... Selon notre légiste, cela n’a rien d’extraordinaire. La décomposition organique ne répond à aucune règle stricte. Dans ce domaine, tout est possible.
Je regrettai d’avoir joué au journaliste. La magistrate n’aurait jamais osé servir une telle connerie à un flic de la Criminelle. Elle se moucha une nouvelle fois puis attrapa une minuscule boîte de fer cylindrique. Elle passa ses doigts à l’intérieur puis se massa les tempes.
— Du baume du tigre, commenta-t-elle. Il n’y a que ça qui me soulage...
— De quoi est morte la femme ?
— On n’en sait rien, je vous le répète. Accident, suicide : le corps ne permet pas de trancher. Sylvie Simonis était très solitaire. L’enquête de proximité n’a rien donné non plus. (Elle s’arrêta puis me lança un regard sceptique :) Je n’ai pas compris. Dans quel journal travaillez-vous au juste ?
J’esquissai un geste de salut, avant de fermer la porte. Dans le couloir, les cimes des arbres cinglaient les fenêtres. Je m’étais préparé à une enquête difficile. Ça s’annonçait plus sévère encore.
27
QUARTIER TRÉPILLOT, à l’ouest de la ville.
Derrière la piscine municipale, se trouvait la division centrale de gendarmerie. Je pénétrai dans l’aire de stationnement sans problème – il n’y avait même pas de sentinelle à l’entrée. Je me rangeai entre deux Peugeot. J’aurais dû filer directement à Sartuis mais je voulais d’abord voir la tête de ceux qui avaient enquêté sur un cadavre aussi bien protégé.
Je choisis le bâtiment le plus imposant de la caserne, trouvai un escalier et montai. Pas un seul uniforme en vue. Je risquai un œil dans le couloir du premier étage et tombai sur un panneau « Service de recherches ». Personne. Au second, nouveau panneau. COG : Centre Opérationnel de Gendarmerie.
La porte était entrouverte. Deux gendarmes sommeillaient devant un standard téléphonique surmonté d’une carte de la région. Je me présentai, usant toujours de ma fausse identité, et demandai à voir le responsable de l’enquête Simonis. Les deux hommes se regardèrent. Un des deux s’éclipsa sans un mot.
Cinq minutes plus tard, il revint pour me guider jusqu’au troisième étage, dans une petite pièce plutôt spartiate. Murs blancs, chaises de bois, table en Formica.
J’eus à peine le temps de jeter un regard par la fenêtre qu’un grand type filiforme apparut dans l’encadrement de la porte, un gobelet de polystyrène dans chaque main. L’odeur du café se répandit dans la pièce. Il ne portait ni képi, ni uniforme. Seulement une chemise bleu ciel, col ouvert, frappée de galons aux épaules.
Sans un mot, il posa un gobelet de mon côté, à l’extrémité de la table, puis alla s’asseoir à l’autre bout. Cette attitude était un ordre : je m’assis sans broncher.
L’officier me détaillait. Je l’observai en retour. Trente ans à peine et pourtant, j’en étais certain, responsable de l’enquête Simonis. Une force de détermination émanait de toute sa personne. Ses cheveux très courts lui enveloppaient le crâne comme une cagoule noire. Ses yeux sombres, trop rapprochés du nez, brillaient intensément sous les gros sourcils.
— Capitaine Stéphane Sarrazin, dit-il enfin. Corine Magnan m’a téléphoné.
Il parlait trop vite, de travers, effleurant à peine les syllabes. J’attaquai ma présentation fictive :
— Je suis journaliste à Paris et...
— À qui vous voulez faire croire ça ?
Ma nuque se raidit.
— Vous êtes de la Crime, non ?
— Je ne suis pas en mission officielle, admis-je.
— On a déjà vérifié. Que savez-vous sur Sylvie Simonis ?
Ma gorge s’asséchait à chaque seconde :
— Rien. Je n’ai lu que deux articles. Dans L’Est républicain et Le Courrier du Jura.
— Pourquoi cette affaire vous intéresse ?
— Elle intéressait un de mes collègues : Luc Soubeyras.
— Connais pas.
— Il s’est suicidé. Il est actuellement dans le coma. C’était un ami. Je cherche à savoir ce qu’il avait en tête au moment de sa... décision.
J’attrapai dans ma poche le portrait de Luc et le fis glisser sur la table.
— Jamais vu, fit-il après un bref regard. Vous vous gourez. Si votre ami était venu fouiner sur l’affaire, il aurait croisé ma route. Je dirige le groupe de recherche.
Les pupilles noires étaient dures, obstinées, prêtes à me percer le crâne. Il reprit :
— Pourquoi il se serait intéressé à cette histoire ?
Je n’osai pas répondre : « Parce qu’il était passionné par le diable. »
— À cause du mystère.
— Quel mystère ?
— L’origine de la mort. La décomposition anormale.
— Vous mentez. Vous n’avez pas fait ce voyage pour des histoires d’asticots.
— Je vous jure que je ne sais rien d’autre.
— Vous ne savez pas qui est Sylvie Simonis ?
— Je ne sais rien. Et je suis là pour apprendre.
L’officier prit son gobelet et souffla dessus. Un bref instant, je crus qu’il allait livrer une information mais j’avais tort :
— Je vais être clair, fit-il. J’ai votre nom, celui de votre divisionnaire, tout. Grâce à votre immat. Si vous partez maintenant, je ne toucherai pas au téléphone. Si j’apprends que vous traînez encore ici demain... Bonjour les dégâts !
Je pris le temps de boire mon café. Il était sans goût, sans réalité. À l’image de ce rendez-vous : une supercherie. Je me levai et me dirigeai vers la porte. Le gendarme répéta dans mon dos :
— Vous avez la journée. Ça vous donne le temps de visiter le fort Vauban.
Je filai vers le centre-ville, où se trouvait le bureau de l’AFP. Aux abords de la place Pasteur, j’abandonnai ma voiture pour pénétrer dans un quartier piétonnier. Je dénichai l’agence – une mansarde perchée au sommet d’un immeuble à l’architecture traditionnelle. Joël Shapiro savoura mon histoire :
— Ils ont dû vous recevoir !
C’était un jeune homme déjà chauve, au crâne cerné de boucles, à la manière d’une couronne de laurier. En manière de rappel, il portait un petit bouc sous le menton. Je continuai à le tutoyer :
— Pourquoi cette attitude, à ton avis ?
— Le black-out. Ils ne veulent rien dire.
— De ton côté, ces derniers mois, tu n’as rien appris ?
Il piocha à pleines mains dans une boîte de corn-flakes – le petit déjeuner des champions :
— Que dalle. Le verrou est mis, croyez-moi. Et je suis mal placé pour récolter quoi que ce soit.
— Pourquoi ?
— Je suis pas d’ici. Dans le Jura, on lave son linge sale en famille.
— Cela fait longtemps que tu es installé ici ?
— Six mois. J’avais demandé l’Irak. J’ai eu Bezak !
— Bezak ?
— C’est comme ça qu’on appelle Besançon ici.
— Sarrazin a évoqué la personnalité à part de la victime. Sylvie Simonis.
— Ici, c’est le gros truc.
— L’histoire de l’infanticide ?
— Holà, pas si vite ! Rien n’a jamais été prouvé. Loin de là. Il y a eu trois autres suspects. Tout ça pour obtenir un beau zéro.
— On n’a jamais identifié l’assassin ?
— Jamais. Et voilà que Sylvie Simonis meurt dans des conditions mystérieuses. Vous imaginez la même histoire avec Christine Villemin ? Qu’on apprenne qu’elle a été tuée ?
— Corine Magnan m’a dit que le meurtre n’était même pas confirmé.
— Tu parles ! Ils ont mis le couvercle dessus, c’est tout.
Je considérai les rayonnages sous le toit mansardé, bourrés de dossiers gris et de boîtes de photos.
— Tu as des articles, des photos de l’époque ? Je veux dire, 1988.
— Nada. Tout ce qui date de plus de dix ans retourne aux archives du siège, à Paris.
— En juin, tu n’as pas tout fait revenir ?
— Si, mais j’ai tout renvoyé. D’ailleurs, on n’avait pas grand-chose.
— Revenons à Sylvie Simonis. Tu as des clichés du corps ?
— Rien.
— Sur les anomalies du cadavre, qu’est-ce que tu sais ?
— Des rumeurs. Il paraît que, par endroits, il était décomposé jusqu’à l’os. En revanche, le visage était intact.
— Tu n’as rien appris de plus ?
— J’ai interrogé Valleret, le médecin légiste de Besançon. Selon lui, ce genre de phénomène n’est pas rare. Il m’a cité des exemples de corps non corrompus, après des années, notamment ceux de saints canonisés.
— Il arrive qu’un cadavre ne se décompose pas. Jamais qu’il se décompose à moitié.
— Il faudrait en parler avec Valleret. Un crack. Il vient de Paris mais il a eu des ennuis là-bas.
— Quel genre d’ennuis ?
— Sais pas.
Je changeai de cap :
— J’ai entendu dire que le crime était sataniste. Tu sais quelque chose à ce sujet ?
— Non. Jamais entendu parler de ça.
— Et le monastère ?
— Notre-Dame-de-Bienfaisance ? Il n’est plus en activité. Je veux dire : il n’y a plus de moines ni de sœurs là-bas. C’est une sorte de halte, de refuge. Des missionnaires viennent s’y reposer. Des personnes en deuil aussi.
Je me levai :
— Je vais faire un tour à Sartuis.
— Je viens avec vous !
— Si tu veux te rendre utile, dis-je, retourne au TGI. Vois si ma visite a fait des vagues.
Il parut déçu. Je lui offris un os :
— Je t’appellerai plus tard.
En guise de conclusion, je lui présentai la photo de Luc.
— Tu as déjà vu cet homme ?
— Non. Qui c’est ?
À croire que Luc avait évité Besançon. Sans répondre, je me dirigeai vers la porte :
— Dernière question, fis-je sur le seuil. Tu connais des journalistes locaux à Sartuis ?
— Bien sûr. Jean-Claude Chopard, du Courrier du Jura. Un spécialiste de la première affaire. Il voulait même écrire un bouquin.
— Tu crois qu’il me parlera ?
— À côté de lui, j’ai fait vœu de silence !
28
— UN MÉDECIN LÉGISTE du nom de Valleret ? Jamais entendu parler.
Je filai dans la direction du sud-ouest, vers le quartier de Planoise, où se situe l’hôpital Jean-Minjoz. Je venais d’appeler Svendsen. Il connaissait tous les grands légistes de France et même d’Europe. Il était impossible qu’il n’ait pas entendu parler d’un spécialiste, un « crack » de Paris. Shapiro avait aussi parlé « d’ennuis ». Peut-être que Valleret exerçait une autre spécialité dans la capitale ? La médecine légale était parfois une planque pour ceux qui fuyaient les vivants.
— À Jean-Minjoz, à Besançon. Tu peux te renseigner ? Je crois qu’il a eu des problèmes à Paris.
— Un cadavre dans le placard, peut-être ?
— Très drôle. Tu t’y mets ou non ? C’est urgent.
Svendsen ricana :
— Ne prends aucun appel, ma poule.
Je fermai mon cellulaire et pénétrai dans le parking du campus. L’hôpital était un bâtiment de béton lugubre, strié de fenêtres étroites, datant sans doute des années cinquante. Des banderoles flottaient au premier étage : « non à l’asphyxie ! », « des subventions, pas des compressions ! »
Tapotant mon volant, j’allumai une cigarette. Je comptais les minutes. Je devais faire vite : le capitaine Sarrazin n’allait pas me lâcher comme ça. Non seulement il me suivrait à la trace mais je comptais sur lui pour précéder mes faits et gestes. Peut-être même avait-il déjà appelé Valleret... La sonnerie de mon portable me fit sursauter.
— Ton mec, il a plutôt intérêt à se limiter aux cadavres.
Je regardai ma montre. Svendsen avait mis moins de six minutes pour trouver.
— Au départ, c’est un chirurgien orthopédiste. Un cador, paraît-il. Mais il a fait une dépression. Il s’est mis à déconner. Une intervention a mal tourné.
— C’est-à-dire ?
— Un môme. Une infection. Valleret s’est endormi sur son bistouri et a entaillé un muscle. Depuis, le gamin boite.
— Comment a-t-il pu s’endormir ?
— Il picolait et abusait des anxiolytiques. Pas fameux pour opérer...
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Les parents ont porté plainte. La clinique a couvert Valleret mais il a dû prendre le maquis. Il a suivi une formation de légiste et le revoilà à Besançon. Divorcé, sans un rond, toujours défoncé aux pilules. Encore un qui a choisi la médecine légale comme purgatoire. Pourtant, la médecine des morts est l’art le plus noble, car elle soigne l’âme des vivants et...
Je coupai l’élan lyrique :
— Le nom de la clinique ? La date ?
— Clinique d’Albert. 1999. Les Ulis.
Je remerciai Svendsen.
— Je veux surtout un rapport détaillé de l’affaire, rétorqua-t-il. Je suis sûr que tu es sur un coup d’enfer. C’est dans ton intérêt. Valleret n’aura pas pigé la moitié du cadavre. On est né ou non pour le langage des morts. Moi, je...
— Je te rappelle.
Je traversai le parvis au pas de course. Au-dessus du portail, une banderole prévenait : « votre santé n’est pas un otage ! » La morgue était au niveau - 3. Je m’orientai vers les ascenseurs, sans un regard pour le groupe d’infirmières en grève qui faisaient un sit-in.
Au sous-sol, la température baissa d’une bonne dizaine de degrés. Le couloir était désert, sans la moindre signalisation. À l’instinct, je me dirigeai vers la droite. Au plafond, des tuyaux noirs couraient ; le long des murs, des pans de béton apparaissaient, nus et glauques. Une soufflerie bourdonnait.
Quelques pas encore puis, à gauche, une petite salle neutre. Des sièges, une table basse. En face, deux portes battantes à hublot. Sur l’un des murs, une grande photographie de prairie. Elle tentait d’égayer l’atmosphère mais la lutte était vaine. Un mélange d’odeurs d’antiseptiques, de café et d’eau de javel planait. Je songeai aux vestiaires d’une piscine, dont les baigneurs seraient des cadavres.
Un brancard à roulettes jaillit des portes. Un infirmier costaud était penché sur la civière. Il avait des cheveux de Viking, noués en queue-de-cheval, et portait un tablier de plastique.
— Vous désirez, monsieur ?
La voix était douce, contrastant avec l’allure de barbare. Un assistant qui avait l’habitude de parler à des familles en deuil.
— Je voudrais voir le docteur Valleret.
— Le docteur ne reçoit pas. Je...
En guise de point sur les « i », je brandis ma carte. Les portes se rabattirent en sens inverse, laissant le brancard abandonné. Quelques secondes plus tard, un grand type voûté apparut, clope au bec. Son regard était chargé de méfiance.
— Qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas.
— Commandant Durey, Brigade Criminelle, Paris. Je m’intéresse à l’affaire Simonis.
Il s’appuya contre l’arête de la porte et stoppa son va-et-vient.
— Les gendarmes sont au courant ?
Je m’approchai sans répondre. Il était presque aussi grand que moi. Sa blouse ouverte était tachée et il avait une curieuse façon de saisir sa cigarette, près des lèvres, en se voilant la moitié du visage, Jusqu’ici, les bobards ne m’avaient pas porté chance. Je la jouai franco :
— Docteur, je n’ai aucune autorité sur ce territoire. La juge Magnan m’a viré et le capitaine Sarrazin m’a carrément menacé. Pourtant, je ne quitterai pas cette ville avant d’en savoir davantage sur le corps de Sylvie Simonis.
— Pourquoi ?
— Cette affaire passionnait un ami à moi. Un collègue.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Luc Soubeyras.
— Jamais entendu ce nom.
Valleret baissa sa main. Même à découvert, ses traits paraissaient fuyants, dissimulés. Un visage en cavale, pensai-je. Je repris :
— Je peux vous poser quelques questions ?
— Non, évidemment. La porte est derrière vous.
— Je me suis renseigné sur vous. Clinique d’Albert. 1999.
— Ah bon ? fit-il en souriant. Vous voulez effrayer mes patients ?
— Besançon est une petite ville. Votre image pourrait en prendre un coup si je...
Il éclata de rire :
— Mon image ? (Il écrasa sa cigarette sur le sol.) Vous manquez de flair, mon vieux.
Son rire s’éteignit. Il parut réfléchir, presque rêveur :
— Mon image ? Cela fait longtemps que je n’ai pas considéré cette notion...
Un coup d’instinct : ce type jouait au cynique désespéré mais il était encore à fleur de peau. Peut-être que la pure franchise pouvait le toucher, faire sauter un verrou :
— Luc Soubeyras est mon meilleur ami, dis-je un ton plus haut. Il est actuellement dans le coma, après avoir tenté de se suicider. Il était catholique et son acte est doublement incompréhensible. Ces derniers mois, il enquêtait sur l’affaire Simonis. C’est peut-être ce dossier qui l’a poussé au désespoir.
— Il y aurait de quoi.
Je tressaillis. C’était la première fois qu’on apportait du crédit à mon idée « d’affaire qui tue ». Valleret se redressa. Il allait parler, mais je devais encore le pousser un peu – juste une chiquenaude.
— Selon vous, Sylvie Simonis s’est suicidée ?
— Suicidée ? (Il me lança un regard de biais.) Non. Je ne pense pas qu’elle aurait pu s’infliger ce qu’elle a subi.
— C’est donc un meurtre ?
D’un geste, il poussa la porte et me fit signe de passer :
— Le plus fou, le plus raffiné jamais commis au monde.
29
DIX CLICHÉS étaient disposés sur la surface d’acier poli. Perpendiculaires à la rigole centrale de la table de dissection.
Valleret avait dit :
— Je veux que vous sachiez de quoi nous parlons. Exactement.
Je n’étais déjà plus sûr de vouloir savoir. Les images racontaient, l’une après l’autre, la genèse d’une décomposition humaine. Le premier tirage était un plan d’ensemble. Une clairière en pente, circonscrite par des sapins, s’ouvrant sur une falaise. Une femme nue était roulée sur le côté, de dos, comme si elle dormait. Le corps avait l’aspect d’un pantin désarticulé, construit à l’aide de fragments disparates. La tête, rentrée dans les épaules, et le buste, arc-bouté, présentaient des proportions normales mais les hanches et les jambes ne cessaient de s’amenuiser jusqu’aux os des pieds, comme la queue d’une sirène de cauchemar.
Le second cliché était un gros plan des tarses et métatarses joints seulement par des filaments de chair noircie. Le troisième s’arrêtait sur les cuisses, verdâtres, parcheminées. Sur le quatrième, les hanches et le sexe grouillaient de vers, soulevant des plaques de pupes et de fibres. Puis le ventre, putride, violacé, gonflé, animé lui aussi par les profanateurs...
On remontait ainsi, de photo en photo, jusqu’au buste, moins rongé, quoique creusé par le travail des larves, et aux épaules, seulement marbrées. La tête, enfin, était intacte, mais terrifiante dans la souffrance qu’elle traduisait. Le visage n’était qu’une bouche, grande ouverte, figée sur un cri d’éternité.
— Tout ce que vous voyez est l’œuvre du tueur, dit Valleret, de l’autre côté de la table. Ce cadavre présente tous les stades de décomposition. Simultanément. Des pieds à la tête, on peut remonter le processus de la putréfaction.
— Comment c’est possible ?
— Ce n’est pas possible. Le tueur a organisé l’impossible.
« Comme si la femme était morte plusieurs fois », avait dit Shapiro. Ce pourrissement par étapes était donc le fruit d’un travail, d’un soin particulier...
— Au début, reprit le toubib, quand les pompiers et les gars du SAMU ont découvert le corps, ils ont pensé que les conditions météorologiques avaient favorisé ces différences. C’est ce que j’ai raconté moi aussi, pour calmer les esprits. Mais vous le savez sans doute, ce sont des conneries. Dans des conditions ordinaires, une décomposition totale n’intervient qu’au bout de trois années. Comment, en moins d’une semaine, la partie inférieure avait-elle pu se dégrader à ce point ? Le tueur a provoqué ce phénomène. Il a conçu et créé chaque stade de la dégénérescence.
Je baissai encore les yeux sur les clichés pendant que Valleret récitait, à mi-voix :
Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande nature
Tout ce qu’ensemble elle avait joint.
Un médecin légiste poète ! Il faisait la paire avec Svendsen. Je connaissais ces rimes. Une charogne de Charles Baudelaire.
— Dès que j’ai vu le corps, j’ai songé à cette strophe, commenta-t-il. Il y a une dimension artistique dans ce carnage. Un parti pris esthétique, un peu comme dans ces toiles cubistes qui exposent, en un seul plan, tous les angles d’un objet.
— Comment ? Comment a-t-il fait ?
Le médecin contourna la table et se plaça à mes côtés.
— Depuis le mois de juin, ce cadavre ne quitte pas mes pensées. Je tente d’imaginer les techniques du tueur. Selon moi, pour les parties les plus abîmées, il a utilisé des acides. Plus haut, il a injecté des produits chimiques sous la peau, dans les muscles, pour obtenir l’aspect parcheminé. Ces différents états impliquent aussi un traitement particulier des températures et de la lumière. La chaleur accélère les processus organiques...
— Le corps a donc été amené plus tard dans la clairière ?
— Bien sûr. Tout a été fait dans une pièce close. Peut-être même un laboratoire.
— Vous pensez que le meurtrier a une formation de chimiste ?
— Aucun doute. Et il a accès à des produits très dangereux.
Le légiste saisit une photo, puis une autre, qu’il plaça au-dessus de la série :
— Prenons des exemples. Ici, les hanches et le sexe, en plein jus : lorsque la mort remonte de six à douze mois, les humeurs apparaissent alors et les chairs se résolvent en fluides. Là, le haut de l’abdomen en est au stade des gaz : fermentation ammoniacale, évaporation des liquides sanieux. Tout cela a été suscité, retenu, contrôlé... Le dément est un vrai chef d’orchestre.
Je tentai d’imaginer le tueur à l’œuvre. Je ne vis rien. Une ombre peut-être, masque sur le visage, penchée sur sa victime dans une salle d’opération, utilisant des seringues, des applications, des instruments inconnus. Valleret continuait :
— À cet égard, il y a quelque chose de curieux... J’ai trouvé, dans la cage thoracique, un lichen qui n’avait rien à faire là. Je veux dire : rien à voir avec la décomposition. Un truc étranger qu’il a injecté, sous les côtes.
— Quel genre de lichen ?
— Je ne connais pas son nom, mais il a une particularité : il est luminescent. Quand les sauveteurs ont découvert le corps, la poitrine brillait encore de l’intérieur. Selon les gars du SAMU, une vraie citrouille d’Halloween, avec une bougie dedans.
Une question résonnait au fond de mon cerveau : pourquoi ? Pourquoi une telle complexité dans la préparation du corps ?
— D’autres parties sont plus « simples », continua le légiste. Les épaules et les bras étaient juste atteints de rigor mortis, qui intervient environ sept heures après le trépas et se dissipe, selon les cas, en plusieurs jours. Quant à la tête...
— La tête ?
— Elle était encore tiède.
— Comment a-t-il pu obtenir ce prodige ?
— Rien d’exceptionnel. Quand on l’a découverte, la femme venait de mourir, c’est tout.
— Vous voulez dire...
— Que Sylvie Simonis était encore vivante quand elle a subi les autres traitements, oui. Elle est morte de souffrance. Je ne pourrais pas dire quand exactement, mais au bout du supplice, c’est sûr. L’état de fraîcheur du visage en témoigne. J’ai découvert, dans ce qui restait du foie et de l’estomac, des traces de lésions de gastrite et d’ulcères duodénaux qui démontrent un stress intense. Sylvie Simonis a agonisé des jours entiers.
Ma tête bourdonnait. Ma propre angoisse compressait mon crâne. Valleret ajouta :
— Si je voulais risquer une image, je dirais qu’il l’a tuée... avec les instruments mêmes de la mort. Il n’a rien oublié. Pas même les insectes.
— C’est lui qui a placé les bestioles ?
— Il les a injectées, oui, dans les plaies, sous la peau. Il a choisi, pour chaque étape, les spécimens nécrophages qui correspondaient. Mouches Sarcophage, vers, acariens, coléoptères, papillons... Toutes les escouades de la mort étaient là, déclinées en une chronologie parfaite.
— Ça signifie qu’il élève ces insectes ?
— Aucun doute là-dessus.
Sous la rumeur de mon crâne, des points précis se détachaient : un chimiste, un laboratoire, un centre d’élevage... De vraies pistes pour traquer le salopard.
— Il y a dans la région un des meilleurs entomologistes d’Europe, un spécialiste de ces insectes. Il m’a aidé pour l’autopsie.
Valleret inscrivit des coordonnées sur une de ses cartes. « Mathias Plinkh », suivi d’une adresse détaillée.
— Il possède un élevage, lui aussi ?
— C’est la base de son activité.
— Il pourrait être suspect ?
— Vous ne perdez pas le nord, vous. Allez le voir. Vous vous ferez une idée. Pour moi, il est bizarre, mais pas dangereux. Son écloserie est près du mont d’Uziers, sur la route de Sartuis.
Je baissai à nouveau les yeux sur les gros plans, me forçant à les détailler. Chairs boursouflées par les gaz. Plaies crevées pleines de mouches. Vers blancs suçant les muscles roses... Malgré le froid, je transpirais à grosses gouttes. Je demandai :
— Vous avez noté d’autres traces de violences ?
— Vous n’avez pas votre compte ?
— Je parle d’un autre type de violences. Des signes de coups, de brutalités commises lors de l’enlèvement par exemple.
— Il y a la marque des liens, bien sûr, mais surtout les morsures.
— Des morsures ?
Le médecin hésita. J’essuyai la sueur qui piquait mes paupières.
— Ni humaines, ni animales. D’après mes observations, la « chose » qui lui a fait ça dispose de très nombreuses dents. Des crocs plutôt, désordonnés, inversés. Comme si... Comme si ces dents n’étaient pas plantées dans le même sens. Une espèce de mâchoire surgie du chaos.
Une image jaillit dans ma tête. Pazuzu, le démon assyrien de l’iconographie de Luc. La créature à queue de scorpion s’agitant dans la salle d’opération, sa gueule de chauve-souris penchée sur le corps. J’entendais son grognement rauque. Les bruits de succion, de chairs déchirées. Le diable. Le diable incarné, en flagrant délit de meurtre...
Valleret vint à mon secours :
— Tout ce que je peux imaginer, c’est un gourdin tapissé de dents d’animal. Hyène ou fauve. En tout cas une arme dotée d’un manche. Il aurait frappé avec ça le corps de Sylvie Simonis en différents endroits – bras, gorge, flancs. Mais il y a le problème des marques de mâchoires, bien ajustées. Et pourquoi cette torture spécifique ? Ça ne colle pas avec le reste. Je... (Il m’observa tout à coup.) Ça va, mon vieux ? Vous n’avez pas l’air dans votre assiette.
— Ça va.
— Vous voulez qu’on aille boire un café ?
— Non. Vraiment, merci. J’enchaînai sur des questions de flic, bien terre à terre, pour retrouver mon sang-froid :
— Autour du corps, on a relevé des traces ?
— Non. On a dû déposer le corps dans la nuit mais la pluie matinale a tout effacé.
— Vous savez où est située la scène de crime, par rapport au monastère ?
— J’ai vu des photos, oui. En haut d’une falaise, au-dessus de l’abbaye. Le corps surplombait le cloître, comme un affront. Une provocation.
— On m’a parlé d’un crime sataniste. Y avait-il des signes, des symboles sur le corps ou autour de lui ?
— Je ne suis pas au courant.
— Sur le tueur lui-même, qu’est-ce que vous pouvez me dire ?
— Techniquement, son profil est précis. Un chimiste. Un botaniste. Un entomologiste. Il connaît bien le corps humain. Peut-être même un médecin légiste ! C’est un embaumeur. Mais un embaumeur à l’envers. Il ne préserve pas. Il accélère la décomposition. Il l’orchestre, joue avec... C’est un artiste. Et un homme qui prépare son coup depuis des années.
— Vous avez dit tout ça aux gendarmes ?
— Bien sûr.
— Ils ont avancé sur des pistes précises ?
— Je n’ai pas l’impression qu’ils fassent des étincelles. Mais la juge et le capitaine de gendarmerie jouent la discrétion totale. Peut-être tiennent-ils quelque chose...
Je revis Corine Magnan avec son baume du tigre et le capitaine Sarrazin, avalant ses mots. Que pouvaient-ils faire contre un tel crime ? Je pris une autre direction :
— Voyez-vous un lien avec le meurtre de la fille Simonis, en 1988 ?
— Je ne connais pas très bien la première affaire. Mais il n’y a aucun point commun. La petite Manon a été noyée dans un puits. C’est horrible, mais rien à voir avec le raffinement de l’exécution de Sylvie.
— Pourquoi « exécution » ?
Il haussa les épaules sans répondre. Durant son exposé, il avait monté le ton et gagné une certaine assurance. Maintenant, il reprenait sa position voûtée. Il se glissait à nouveau dans sa peau d’épave oubliée. J’insistai :
— Quel but poursuit-il à votre avis ?
Il y eut un long silence. Valleret cherchait ses mots :
— C’est un prince des ténèbres. Un orfèvre du mal, qui agit pour l’amour du raffinement. Je ne suis pas sûr qu’il éprouve une quelconque jouissance. D’ordre sexuel, je veux dire. Je vous le répète : un artiste. Avec des pulsions... abstraites.
Je n’obtiendrais rien de plus. En conclusion, je demandai :
— Auriez-vous une copie de votre rapport d’autopsie ?
— Attendez-moi là.
— Avez-vous conservé aussi des échantillons du lichen ?
— J’en ai plusieurs, oui. Sous vide.
Il disparut par les portes battantes. Quelques secondes plus tard, il me fourrait entre les mains un dossier de toile écrue.
— La totale, dit-il. Mon rapport, les constates des gendarmes, les photos prises sur place, le bulletin météo, tout. J’ai ajouté aussi deux sachets de lichen.
— Merci.
— Ne me remerciez pas. Je vous refile le bébé, mon vieux. Un cadeau empoisonné. Pendant des années, j’ai été obsédé par l’accident qui a brisé ma vie, en bloc opératoire. Depuis cette autopsie, je n’entends plus que les hurlements de la femme rongée par les vers. (Il eut un sourire amer.) Un clou chasse l’autre, quelle que soit la pourriture de la planche.
Je retrouvai le monde de la surface avec soulagement. Quand je traversai le parvis de l’hôpital, dans la lumière de midi, mon malaise recula. Pourtant, en actionnant ma télécommande de voiture, mon geste se figea.
L’image du démon venait de jaillir, mordant à pleines dents les chairs de Sylvie Simonis, entouré d’un nuage de mouches, sur fond de chiens hurlants. Un souvenir, hérité de mes cours de théologie, me revint en tête.
Belzébuth provenait de l’hébreu Beelzeboul.
Lui-même dérivé du nom philistin Beel Zebub.
Le Seigneur des Mouches.
30
À LA SORTIE de la ville, je plongeai sous des bouillonnements de feuilles jaunes et ocre. Selon les essences d’arbres, je franchissais des flaques de thé, des feuilles d’or, des toasts brûlés. Toute une palette de tons assourdis, et pourtant intenses.
J’avais pris le temps d’acheter un guide et des cartes de chaque département de la Franche-Comté. Je m’engageai sur la nationale 57 et pris la direction de Pontarlier-Lausanne, plein sud, vers la région du haut Doubs et la frontière suisse.
Avec l’altitude, les tons d’automne reculaient maintenant au profit du grand vert sombre des sapins. Le paysage sortait d’une publicité pour le chocolat Milka. Pentes verdoyantes, villages aux clochers en forme d’oignons, granges au pignon coupé, dont les longs toits polygonaux rappelaient des pliages de papier kraft. Le tableau était parfait. Même les vaches portaient des cloches de bronze.
Un panneau : Saint-Gorgon-Main. J’abandonnai la nationale pour emprunter la D41. Les sommets du Jura se rapprochaient. La route rectiligne, bordée de sapins et de terre rouge, rappelait les landes interminables du sud-ouest de la France. Je longeai ces remparts jusqu’à prendre la direction du calvaire d’Uziers. Selon mon plan, Mathias Plinkh, l’entomologiste, vivait dans les environs.
Bientôt, les virages se resserrèrent, s’ouvrant parfois sur les plaines, au fond de la vallée. Enfin, la croix apparut. Puis une pancarte de bois annonça : « Ferme Plinkh, musée d’entomologie, expertise en thanatologie, élevage d’insectes ».
La nouvelle route serpentait parmi les collines. Soudain, une demeure apparut, comme glissée entre les coteaux sombres. Une bâtisse moderne, à un étage, en forme de L. Alternant le bois et la pierre, elle rappelait certaines villes des Bahamas, très plates, percées de longues baies vitrées et entourées par un deck. Les deux parties du L offraient deux styles différents : d’un côté, de nombreuses vitres ; de l’autre, une façade aveugle, égrenant seulement quelques lucarnes. L’aile d’habitation et l’écomusée.
Un vieux flic, que j’étais censé suivre à mes débuts et que j’avais en réalité traîné comme un boulet, disait toujours : « Une enquête, c’est simple comme un coup de sonnette. » On allait voir ça. Je me garai et appuyai sur l’interphone. Au bout d’une minute, une voix grave, à l’accent nordique, retentit. Je me présentai, sans faire de mystère. « Entrez dans la première salle : j’arrive. Et admirez les planches ! »
En pénétrant dans le grand carré blanc du hall, je compris que Plinkh parlait d’une série d’esquisses scientifiques, peintes à la main, exposées sur les murs. Mouches, coléoptères, papillons : la précision du trait rappelait celle des aquarelles chinoises ou japonaises.
— Les premières planches de Pierre Mégnin sur les insectes nécrophages. 1888. L’inventeur de l’entomologie criminelle.
Je me tournai vers la voix et découvris un géant serré dans une veste noire à col mao. Cheveux gris, regard vert, bras croisés : un gourou New Age. Je tendis la main. Il joignit ses paumes, à la manière bouddhiste. Puis il ferma les yeux, avec une onctuosité toute féline. Son attitude sentait le calcul, l’artifice. Il rouvrit les paupières et désigna la droite :
— Par ici la visite...
Une nouvelle pièce, tout aussi blanche. D’autres cadres suspendus, abritant cette fois des insectes épinglés. Des bataillons de même famille, déclinant les tailles et les couleurs de leurs pedigrees respectifs.
— J’ai regroupé ici les principaux groupes. Les fameux « escadrons de la mort ». Cette salle a un succès fou. Les gamins adorent ça ! Parlez-leur d’insectes et d’écosystème : ils bayent aux corneilles. Expliquez-leur qu’il y a des cadavres dans l’affaire, ils vous écoutent religieusement !
Il s’approcha d’un cadre contenant des rangées de mouches bleuâtres :
— Les célèbres Surcophagidae. Elles rappliquent au bout de trois mois environ. Capables de flairer un cadavre à trente kilomètres. Lorsque j’étais au Kosovo, en qualité d’expert, nous retrouvions les charniers rien qu’en les suivant...
— Monsieur Plinkh...
Il s’arrêta devant une série de châssis plus profonds, tapissés de papier journal :
— J’ai regroupé ici quelques cas d’école. Des faits divers où les insectes ont permis de confondre le criminel. Vous noterez l’astuce : chaque boîte est décorée avec les coupures de presse traitant de l’affaire.
— Monsieur Plinkh...
Il fit encore un pas :
— Voilà des spécimens exceptionnels, datant de la Préhistoire. Des vestiges que nous avons retrouvés dans les dépouilles congelées de mammouths. Savez-vous que l’exosquelette d’une mouche est absolument indestructible ?
Je haussai la voix :
— Monsieur, je suis venu vous parler de Sylvie Simonis.
Il stoppa net, baissant lentement les paupières. Lorsqu’il eut les yeux clos, un sourire vint jouer sur ses lèvres :
— Un chef-d’œuvre. (Il joignit de nouveau ses paumes.) Un pur chef-d’œuvre.
— Il s’agit d’une femme qui a souffert un martyre atroce. D’un fou qui l’a torturée pendant une semaine.
Il ouvrit les yeux en un déclic, façon hibou. Il avait des yeux de Russe, iris très clair, prunelle très noire. Il avait l’air sincèrement étonné :
— Je ne vous parle pas de ça. Je vous parle de la distribution. La répartition des espèces sur le corps. Pas un insecte ne manquait ! Les mouches Calliphoridae, qui arrivent juste après la mort, les Sarcophagidae, qui s’installent ensuite, au moment de la fermentation butyrique, les mouches Piophilidae et les coléoptères Necrobia rufipes qui viennent après huit mois, quand les liquides sanieux s’évaporent... Tout était en ordre. Un chef-d’œuvre.
— Je cherche à imaginer sa méthode.
La tête grise tourna sur son pivot. L’effet de rotation était encore accentué par le col mao :
— Sa méthode ? répéta-t-il. Venez avec moi.
Je suivis le gourou dans un couloir tapissé de bois de pin. Après une porte coupe-feu, calfeutrée avec de la ouate, nous pénétrâmes dans une grande pièce d’un seul tenant, plongée dans un demi-jour, dont les deux murs latéraux étaient couverts de cages voilées de gaze.
Il régnait ici une atmosphère de vivarium. La chaleur était étouffante. On percevait une odeur de viande crue et de produits chimiques.
Au centre de la salle, une paillasse blanche supportait une boîte rectangulaire, dissimulée sous un drap. Je redoutais le pire.
Plinkh s’approcha du comptoir.
— L’assassin est comme moi. Il nourrit ses insectes. Il leur donne à chacun l’organisme en mutation qui leur convient...
Il arracha la toile. Un aquarium apparut. Je ne distinguai d’abord qu’une masse dans un tourbillon de mouches. Puis je crus voir une tête humaine, grouillante de vers. Je me trompais : simplement un gros rongeur, bien entamé.
— Il n’y a pas trente-six solutions. Vous devez entretenir l’écosystème de chaque espèce, c’est-à-dire la putréfaction qui lui correspond.
— Où... vous fournissez-vous ?
— Ma foi, dans les fermes, chez les chasseurs... l’achète des lapins, la plupart du temps. Une fois qu’une espèce s’est nourrie, il n’y a plus qu’à donner la charogne à la famille suivante et ainsi de suite...
— Je peux fumer ? demandai-je.
— Je préfère vous dire non. Je laissai mon paquet au fond de ma poche. Je repris :
— Je m’interrogeais sur le transport de Sylvie Simonis. À votre avis, comment s’y est-il pris ? Le transfert a dû bousculer sa mise en scène ?
— Non. Il a certainement glissé le cadavre dans une housse plastique puis l’a libéré sur le promontoire.
— Et les insectes ? Ils auraient dû s’échapper ou mourir, non ?
Plinkh éclata de rire :
— Mais le cadavre avait des réserves ! Des milliers d’œufs qui respectent un certain temps d’incubation. Des larves qui ont une durée de vie précise. Quant aux mouches, elles ont sans doute repris leur liberté, bien sûr, mais sans s’éloigner. Elles avaient toujours faim, vous comprenez ? Du reste, vous n’avez pas tout à fait tort : le corps, ce matin-là, n’était pas là depuis longtemps. C’est une certitude.
— Pourquoi ?
— Ces prédateurs ne font pas bon ménage. Ils ne cohabitent jamais puisqu’ils sont attirés par un stade de décomposition différent. S’ils se croisent, ils s’entre-dévorent. Dans la mesure où tout le monde était là, je dirais que le cadavre a été déposé quelques heures seulement avant sa découverte.
— Cela pourrait signifier que le meurtrier vit dans la région ?
— Mais il vit dans la région.
— Qu’en savez-vous ?
— Je possède un indice.
— Quel indice ?
Plinkh sourit. Tout cela paraissait follement l’amuser. Ce mec-là n’avait pas toute sa tête, j’étais pressé d’en finir.
— Quand j’ai étudié le corps, j’ai opéré de nombreux prélèvements. Il y avait un insecte qui ne provenait pas de nos régions. Je veux dire : de nos pays à climat continental.
— D’où venait-il ?
— D’Afrique. Un scarabée de la famille Lipkanus Silvus, proche de nos Tenebrio. Des coléoptères qui apparaissent lors de la réduction squelettique, pour le ménage final.
Un sacré indice, en effet. Mais je ne voyais pas en quoi cela prouvait la proximité du tueur. Plinkh enchaîna :
— Laissez-moi vous raconter une anecdote. Je travaille actuellement à l’élaboration d’un écomusée pour la région, abritant les différentes espèces de nos vallées. Dans ce cadre, je paie des adolescents qui chassent pour moi : hannetons, papillons, acariens, etc. Récemment, l’un d’eux m’a apporté un spécimen très particulier. Un coléoptère qui n’avait rien à faire là.
— Le scarabée ?
— Un Lipkanus Silvus, oui. Le gamin l’avait trouvé aux environs de Morteau. Un tel spécimen ne pouvait que s’être échappé d’une collection particulière. J’ai cherché dans les environs une écloserie dans le style de la mienne mais je n’ai rien trouvé. Même du côté suisse. Quand j’ai découvert le deuxième spécimen, sur le corps de Sylvie Simonis, j’ai tout de suite compris. Le premier provenait de la même source : la ferme du tueur.
— C’était quand ?
— Durant l’été 2001.
— Vous l’avez dit aux gendarmes ?
— J’en ai parlé au capitaine Sarrazin mais il n’a rien trouvé, lui non plus. Il aurait repris contact avec moi.
— Selon vous, le meurtrier élève donc une espèce tropicale ?
— Soit il voyage et a rapporté, malgré lui, un spécimen qui s’est insinué dans son élevage. Soit il développe volontairement cette souche et place ces bêtes sur sa victime, pour une raison mystérieuse. Je penche pour cette dernière solution. Ce scarabée est une signature. Un symbole, que nous ne comprenons pas.
— Est-il possible de voir le spécimen ? Vous l’avez gardé ?
— Bien sûr. Je peux même vous le laisser. Je vous donnerai aussi l’orthographe exacte de son nom.
L’allusion à une signature me rappela un autre élément :
— On vous a parlé du lichen, dans la cage thoracique ?
— J’étais présent à l’autopsie.
— Qu’en pensez-vous ?
— Un symbole de plus. Ou quelque chose qui a une raison d’être spécifique...
— Ce lichen pourrait venir d’Afrique, lui aussi ?
Il eut une expression de dédain :
— Je suis entomologiste, pas botaniste.
J’imaginai le lieu où se préparaient de tels délires. Un élevage d’insectes, un laboratoire, une serre végétale. Que foutaient les gendarmes ? Il était impossible de ne pas trouver un tel site, entraînant de telles contraintes, dans les vallées de la région.
— Il est là, ajouta Plinkh, comme s’il suivait mes pensées. Tout près de nous. Je peux sentir sa présence, ses escouades, quelque part dans nos vallées... Son armée, identique à la mienne, prête pour une nouvelle attaque. Ce sont ses légions, vous comprenez ?
Je lançai un regard sur ma droite, vers les cages voilées de gaze. Tout me parut grossi à la loupe. Des acariens, trottinant sur une mèche de cheveux ; une mouche, gonflée de sang, léchant une plaie dégoulinante ; des centaines d’œufs, caviar grisâtre, au fond d’une cavité putréfiée...
Je demandai, la voix sourde :
— On peut retourner dans votre bureau ?